Tome I - MERLIN
- Chapitre VIII (suite)

-2-


Au moment où il la surprit, Viviane était assise au bord de l'eau, un livre ouvert sur les genoux. L'approche du cavalier, écartant au passage les menues branches du sentier, ne lui fit même pas lever la tête. Elle semblait lire mais, en cachette, elle l'observait dans le miroir de la fontaine.
Merlin sourit de sa ruse innocente. Viviane était encore plus belle qu'il ne l'imaginait. Déjà il oubliait ses préventions anciennes pour ne plus songer qu'à la douceur de l'heure présente.
"Gentille pucelle, lui dit-il, en faisant avancer son cheval de quelques pas, qui êtes-vous et que faites-vous là ? Celui qui vous a enseigné à lire dans ce grand livre devait être bien savant !"
Elle referma son livre, le déposa près d'elle, sur la dalle de pierre qui lui servait de siège et, souriante, lui répondit le plus doucement du monde :
"Pourquoi m'interrogez-vous, ô mon maître ! vous qui savez toute chose ? Je m'appelle Viviane, mon père demeure dans ce manoir. Il m'a appris le peu que je sais... et maintenant j'attends vos enseignements."
Merlin descendit de cheval et s'approcha de la jeune fille. Celle-ci le regardant cette fois dans les yeux, lui sourit de nouveau sans nulle crainte.

Ses pieds nus effleuraient la surface de la fontaine et, par jeu, elle en frappait l'eau ; si bien que quelques gouttelettes rejaillirent jusqu'au visage de Merlin. Il les essuya du revers de la main, comme si elles eussent été des larmes. Mais quel avertissement ou quel présage, eût encore pu l'atteindre et le sauver alors que sa merveilleuse connaissance des choses à venir n'avait pas su le détourner d'une telle rencontre.
Et Merlin sourit à son tour.
« Vous avez eu un bon maître lui dit-il. Pourquoi en cherchez-vous un autre ? »
Toujours ingénument elle répondit :
« Un père ne saurait tout apprendre à sa fille ».

Feignait-elle seulement l'innocence ou son âme était-elle aussi simple que l'eau de la fontaine dans laquelle son corps se mirait ?...

"Enfant, avez-vous songé au sens que je pourrais donner à vos paroles ?"

Mais elle sans baisser les paupières, lui répliqua :

"Leur sens est clair pour moi."

Il la touchait presque, une douce chaleur se répandait dans ses veines, dilatant son coeur. Tremblant, il lui dit dans un souffle :

"Par quelle leçon aimeriez-vous que je commence mes enseignements ?"

Le visage de Viviane avait gardé cette même expression, à la fois naïve et fervente qui ne livrait rien de son âme.

"Par celle que vous voudrez, cher seigneur, à condition toutefois qu'elle ne comporte pas en elle-même son salaire..."

Merlin sourit de sa finesse.

"Et, cette leçon-là mise à part, que me donnerez-vous en échange de ma peine ?"

"Vous suffirait-il que je sois à jamais votre amie sans qu'il m'en advienne aucun mal ?"

"Qu'il en soit ainsi, dit Merlin, en s'efforçant de maîtriser son trouble."

"Mais tout d'abord, cher sire, que savez-vous faire ?"

"Je sais marcher sur l'eau, commander à la flamme et au vent, faire courir une rivière où jamais nul n'en vit, et mille et mille autres jeux plus légers ou plus lourds. Ainsi je puis encore, sans d'avantage de peine, donner l'apparence d'une personne vivante à une écharpe de brume, ou soulever un château et le transporter dans les airs avec l'armée qui l'assiège et la garnison qui le défend..."