Alain-René LESAGE

                     1688 - 1747


Quel singulier destin que celui de Lesage!


Né le 8 mai 1668 à Sarzeau d'une famille de la bourgeoisie de robe bien enracinée en Rhuys, le jeune Lesage quitte Sarzeau, après la mort de son père, dans les premiers mois de l'année 1683, envoyé par ses tuteurs qui s'en « débarrassent » ainsi, faire ses études au collège de Vannes.

Il quitte Vannes, quatre ans après, pour Paris où il fait son droit et est reçu avocat en 1692 ; mais il ne plaide guère et entre en littérature en 1695 et devient le grand écrivain que l'on sait, l'un des quelques grands écrivains bretons qui ont pris place dans la littérature universelle. Breton sans doute un peu perdu à Paris dans les premières années, il s'identifiera cependant plus tard comme « Lesage, bourgeois de Paris » ; il s'établira ensuite chez l'un de ses fils, chanoine de la cathédrale de Boulogne-sur-Mer, où il meurt, presque octogénaire, en 1747.

Alain-René a un peu moins de quinze ans lorsqu'il quitte Sarzeau ; il n'y reviendra jamais, ni en Bretagne d'ailleurs et, apparemment, n'évoquera jamais, ni dans sa vie ni dans son oeuvre, ses années de jeunesse en « l'île de Rhuys », années qui sont cependant celles au cours desquelles se forge le caractère et se dessine la personnalité d'un homme. Pourtant il a vécu, grandi et tout appris, de son enfance à son adolescence, dans ce milieu de la bourgeoisie et de la petite noblesse de Sarzeau où son père, Claude Lesage, greffier, notaire royal puis syndic de la communauté de Rhuys, tenait sa place au milieu de cette famille estimée, de ses amis et de ses associés, dont des descendants sont toujours présents aujourd'hui: les Foucher, Brenugat, Rollando, Fardel, Leclerc de Coffournic ...


Il a parcouru, accompagnant son père dans ses tournée rurales, les grèves et les champs de la Presqu'île de Rhuys, curieux de la petite société de robe et de justice et de pêcheurs et paysans qu'il y rencontrait et a certainement été initié par le curé de Sarzeau, Messire Bertrand Le Goff, un autre ami de la famille, à des rudiments de breton. Ce petit milieu de Sarzeau a ainsi constitué tout l'horizon du jeune Lesage, entre la maison de la rue Becherelle où il naquit (la rue Saint-Vincent aujourd'hui, où sa maison natale existe toujours), le modeste manoir de Kerbistoul en Saint Goustan de Rhuys (Saint Gildas) acquis par son grand-père, désormais Seigneur de Kerbistoul et, enfin, la « maison de campagne » de Coicquenault (Coëtquenault) située à quelques centaines de mètres de l'Etude paternelle.

Alors, meurtri à l'age de quatorze ans par la mort de ses parents, ruiné par ses tuteurs, exilé à Vannes puis à Paris, Lesage n'aurait-il pas voulu oublier définitivement ses racines et n'a-t-il jamais pardonné à Sarzeau et à la Bretagne ? Rien n'est moins sûr !


Sa maison natale restaurée par son père en 1653

Je suis persuadé, au contraire, que toute la vie et l'oeuvre de Lesage sont profondément marquées, quoi qu'on en pense, par ses origines sarzeautines.

Tout d'abord, breton et morbihannais, il l'est resté toute sa vie par la dignité du caractère, la fierté et l'indépendance, la probité et la simplicité, alliées à une certaine ténacité parfois poussée jusqu'à l'entêtement. N'a-t-il pas refusé de faire partie de l'Académie Française, lui qui disait « les faveurs des grands ne s'obtiennent que par les soins, les attentions, les intrigues - qu'on appelle démarches - et qui sont de véritables bassesses » ; le Maréchal de Villars, tentant de l'attacher à sa personne, Lesage « préféra la pauvreté laborieuse à la dépendance, même honorable ». N'a-t-il pas aussi, avec courage, dénoncé dans Turcaret les « traitants », les financiers de l'époque qui firent tout pour interdire la pièce ; et lorsqu'il fait railler par Gil Blas les colifichets de la noblesse, ne serait-ce pas pour se consoler aisément des titres de noblesse perdus lors du procès de la succession de son père.

Un auteur contemporain qui l'a bien connu lui rend ainsi hommage « il était bas-breton et possédait une fierté d'âme qui ne lui permit jamais les souplesses nécessaires pour se tirer de l'indigence ».

L'ensemble de son oeuvre, quand on la relit attentivement, même son oeuvre pseudo espagnole, offre en fait un grand nombre de réminiscences sarzeautines : l'Espagne était à la mode et Lesage, qui n'y est jamais allé, s'est alors souvenu des paysages et des personnages de son enfance et cette Espagne de Lesage est souvent le pays de sa jeunesse. Que ce soit dans le Bachelier de Salamanque, le Diable boiteux ou Gil Blas de Santillane, bien des personnages, des paysages et des scènes décrites, et même des noms (Guyomard ou Rollando, par exemple) se rattachent, à l'évidence, à ses souvenirs d'adolescent. Même le Canada de ce curieux récit du Flibustier Beauchêne évoque furieusement les grèves et les caps de la Presqu'île de Rhuys ! Quant au personnage central de Turcaret, n'est-il pas, à peu de choses près, le portrait de l'un des hommes de loi qui l'ont dépouillé.

En vérité, tout ce passé enfoui ressurgit dans son oeuvre ; Lesage n'a jamais oublié Sarzeau et Sarzeau ne devrait pas non plus oublier Lesage !

Longtemps, pourtant, la province l'a un peu ignoré croyant sans doute (à tort, on vient de le voir) que l'enfant du pays avait fait table rase de ses origines et était devenu un auteur spécifiquement « français » ; paradoxalement, cet écrivain que le professeur Etiemble tenait pour l'un des plus grands, sinon le plus grand, des écrivains du dix-huitième siècle français, était davantage étudié à l'étranger (Etats-Unis, Espagne, Angleterre, Canada, Allemagne, notamment) que chez nous. Même si deux collèges portent, heureusement, son nom en Morbihan, il a fallu attendre l'initiative du Ministre Marcellin pour que Lesage ait enfin sa statue dans sa ville natale après celle érigée à Vannes. Un colloque international, le premier du genre, réunissant des chercheurs venus de tous les horizons, a été consacré à son oeuvre en 1995 dans la ville qui l'a vu naître, à l'initiative de la Municipalité et du Professeur J. Wagner; ce colloque a été suivi de la publication des actes du colloque qui font désormais référence dans l'étude de 1 'oeuvre de Lesage.
Cependant, Sarzeau devrait rendre un hommage plus appuyé encore à son grand homme; pourquoi, par exemple, ne pas faire jouer, pour la première fois, par les Comédiens Français, Crispin rival de son maître et Turcaret au Centre culturel de Sarzeau ? Et pourquoi ne pas « rapatrier» au cimetière de Sarzeau le souvenir de Lesage dont la tombe a, hélas, disparu à Boulogne ?

Ainsi serait écrit un nouveau chapitre de l'histoire des relations - singulières - de Lesage avec Sarzeau et de Sarzeau avec son illustre enfant.




Yves Borius
Ancien maire de Sarzeau