II
Comment sont vêtus les Ilsouclochiens
La jeune fille n'avait plus, mais vraiment plus, sommeil, tant la nouveauté de cette Ile singulière, sur laquelle la tempête venait de la précipiter, l'avait surprise. S'étant mise sur son séant, elle s'aperçut alors, toute confuse, qu'elle était nue?
-Peut-être, pensa-t-elle, est-ce la coutume ici de se dépouiller ainsi entièrement, avant de se coucher ?
Bien qu'elle éprouvât quelque hésitation à se mettre en quête de ses vêtements en si léger, elle allait s'y risquer lorsqu'un coup doeil jeté autour d'elle lui montra l'inutilité d'une telle tentative. Hélas ! l'inventaire de la cellule sphérique qui l'abritait n'était que trop facile à établir : hormis le lit central sur lequel la naufragée se trouvait étendue, elle était rigoureusement vide.
Et encore convient-il de préciser qu'en fait de couche, ce lit central sans sommier ni matelas, ni oreiller ni courtepointe, ni couvertures ni draps, eût déjà passé partout ailleurs pour insolite, son aspect faisant plus songer à un trou qu'à une baignoire ; un trou rond affleurant le plancher de cristal, et rempli d'une poudre cendreuse d'un gris bleuté, miraculeusement fine et légère.
Ce qui lui parut non moins inquiétant que l'ameublement élémentaire de sa chambre - dont la nudité l'impressionnait pourtant d'avantage que la vue de la plus surchargée des salles de tortures ne l'eût fait, - les murailles cristallines en étaient strictement étanches, sans trace d'ouverture d'aucune sorte ; si bien que la diffuse lueur qui l'éclairait ne paraissait rien devoir à la lumière du jour.
Toutes les apparences d'une prison ! ne put-elle s'empêcher de constater avec angoisse. Mais en quel pays, chez quel peuple, vit-on jamais un geôlier aussi courtois que le monstre au crâne sonore qui l'avait visitée tout-à-l'heure ?

Cette pensée réconfortante la ramena vers ses premiers soucis. Peu à peu se précisait dans son esprit, comme à travers un écran de brume qui se serait dissipé par lambeaux, le souvenir de son naufrage..
-Sans doute, se dit-elle, ces étranges Iliens si attentionnés ont-ils mis mes vêtements à sécher tandis que je dormais encore ; au lieu de m'en tourmenter ainsi je devrais m'en réjouir !
Alerter un Ilsouclochien de service pour lui réclamer ses vêtements lui paraissait la seule solution possible, elle s'y résolut sans balancer d'avantage. Faut-il préciser que, n'ayant pas la ressource de carillonner du crâne pour se faire entendre, ce fut en frappant tout bonnement dans ses mains qu'elle appela ?

Tout d'abord rien ne bougea.
Enfin, à la troisième récidive, trois serviteurs se précipitèrent à la fois, pour se rendre compte de l'origine de ces battements de paumes sauvages auxquels leur oreille n?était pas accoutumée.
Sa confusion fut telle, en les voyant émerger tout à coup devant ses yeux, que la jeune fille ne songea même pas à se demander d'où ils pouvaient bien sortir. Ils étaient trois, mais si parfaitement semblables que vous eussiez juré l'image multipliée d'un seul. Leur apparence était toute différente de celle du premier îlien. D'un format supérieur, leur tronc cylindrique se prolongeait par des membres filiformes et leurs mains s'enorgueillissaient de doigts surnuméraires comparables à des pattes d'araignées qui toujours se mouvant, s'enlaçant et se désenlaçant, paraissaient leur être un embarras plutôt qu'une aide.
Quand à leur tête, elle était vraiment si rudimentaire que l'étrangère crut, au premier regard dont elle les gratifia, qu'ils en étaient totalement privés. Une observation plus attentive lui eût évité cette supposition insensée : ils avaient bien trois vraies têtes (chacun la sienne, bien entendu !) avec tout ce qu'il faut à une tête. C'est à dire, tout d'abord : une bouche, ronde en trou ; un nez, ou plutôt un trou au milieu du nez ; un oeil sans paupière au milieu de la face (à quoi sert-il d'avoir deux yeux alors qu'un seul suffit à y voir ?) et une oreille (une seule aussi !) au sommet du crâne. Et ils se tenaient devant elle, raides et immobiles ; et semblables, avec leurs petites têtes camuses, à trois saints de bois décapités. Raides et immobiles; excepté ces doigts arachnéens que j'ai dit, toujours se mouvant et se tirebouchonnant.