I
Où Liliana prend pied dans l'Ile
Le navire aux blanches voiles lutte en vain contre l'ouragan déchaîné.


Enveloppé de toute part dans les filets aveuglants de la foudre, les mats brisés sous l'assaut des sept vents, le gouvernail arraché par le bélier des lames ; soulevé jusqu'à la cime des vagues les plus vertigineuses, et de nouveau précipité, roulé et retourné aux creux des longs sillons liquides, il sombre, enfin, écrasé par le poids de la mer.

Le navire s'en va par le fond, et la vague qui l'engloutit dépose la jeune fille inanimée sur les rivages de l'Ile.

Lorsque la naufragée , tremblante encore de frayeur et de froid, se hasarde à ouvrir de nouveau les yeux, c'est pour apercevoir devant elle, tout contre son visage, la face d'un monstre de cauchemar.
Et, comme dans un rêve, elle veut crier ; sa voix meurt à ses lèvres ; fuir : elle ne parvient pas à se lever ; chasser, tout au moins, la vision qui l'angoisse, et elle ne peut esquisser le moindre geste pour s'en déf
endre.
Et, d'épouvante, elle s'évanouit.


Elle se retrouve dans une chambre inconnue. De sa vie passée, de ses aventures et de sa terreur elle n'a plus nul souvenir. Seul un immense désir de repos lui en demeure. Ah ! dormir, dormir !...
Elle détourne la tête avec lassitude ; rêverait-elle encore ? le monstre qui l'avait si désagréablement surprise lorsqu'elle gisait sur la grève est de nouveau devant elle.

Jamais je n'ai entendu dire qu'animal aussi laid que celui-là pût exister en ce monde ! Voici du reste ce qu'elle en vit dans un éclair :
Une grosse tête, ronde comme une citrouille et, dans cette tête une paire d'yeux sans paupières qui la fixait d'un regard éteint ; un trou seulement en guise d'appendice nasal surmontant une bouche pareillement en-trou, sans lèvres, et donc toujours ouverte ; deux trous plus petits, enfin, au lieu d'oreilles. Pas la moindre trace de cheveux sur son crâne ni de barbe sur ses joues, si ce n'est à l'orifice de son nez en-trou et de ses trous d'oreilles ; sans doute pour empêcher la poussière d'envahir ces précieux canaux !
Rien d'autre à dire, par ailleurs, de cette tête en bille parfaitement inexpressive, sinon qu'elle se balançait sur un corps en boule prolongé par des membres grêles. Etait-il vêtu, ne l'était-il pas ? c'est bien ce que la jeune fille abasourdie eût été, sans doute, bien en peine de préciser tant sa couleur écarlate l'offusquait.

Au reste le monstre, qui devait guetter son réveil, ne lui accorda pas le loisir de l'examiner plus en détail car elle avait à peine ouvert un oeil qu'il inclinait déjà la tête pour la saluer, faisant du même coup sonner son crâne de la façon la plus harmonieuse du monde.
-Salut à vous fille sauvage (Bililing), d'où que vous veniez et quelque artifice que vous ayez mis en oeuvre pour vous insinuer jusqu'à nous, soyez la bien venue dans l' ILE-SOUS-CLOCHE !
Sa voix rauque s'étranglait dans sa gorge comme sous l'effet d'une angoisse dont il n'eût pas été le maître. Cet accueil ambigu n'était pas précisément des plus rassurants en soi-même, et pourtant la jeune fille fut telle ment heureuse de l'entendre formulé dans une langue aussi proche de la sienne qu'elle répondit sur le champ sans peser d'avantage ses paroles :
-Merci, Monsieur !
-A ce que je vois, fille sauvage, vous avez retrouvé votre chaleur interne. Ne l'épuisez pas, toutefois, en impulsions volubiles et superfétatoires.
-Où suis-je ? dit-elle.
Au Palais de la Grand' Roue numérotée (Quelle soit mue et rotée !) au centre même de l'Ile-Sous-Cloche, lui répondit-il en inclinant de nouveau sa tête sonore. Voici votre collation fumigène ; lorsque vous désirerez la renouveler, il vous suffira d'agiter la tête et une équipe de camériers spécialisés accourra aussitôt à votre appel. Ce sont les Numéros 105.707 K.R.T., 105708 K.R.T. et 105709 K.R.T. qui desservent votre cellule sphérique.
« Pour moi, ajouta-t-il non sans une certaine condescendance, mes caractéristiques nomino-numérales sont les suivantes : Sa Proéminence le Super-Aérocéphale proppulseur-de-roue Numéro Sept.

Et ces paroles dites, il bascula sur ses grêles membres inférieurs et, inclinant une dernière fois sa tête sonore (Bililing !), disparut, comme absorbé par le plancher de cristal.